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Interview avec notre auteure, Rania Abid

Avec son récit émouvant, l’auteure nous entraîne dans l’exil de Rania, une enfant confrontée trop tôt à la perte et à l’arrachement. Porté par une langue délicate, ce roman explore avec finesse les blessures de l’enfance, la quête d’identité et la résilience, rappelant que se reconstruire commence par oser regarder son passé en face.

Pour commencer, pourriez-vous vous présenter et nous parler de votre parcours personnel et littéraire ?


Je suis née en Algérie dans au milieu des années 1950. Entourée de notre communauté, je me souviens d’une vie simple ponctuée par les allées et venues de mon père qui voyageait entre la France et l’Algérie. Parfois, les adultes qui m’entouraient semblaient terrifiés et ce sentiment, ils nous le transmettait sans pour autant que l’on comprenne ce qui se passait. J’ai su, bien plus tard, que nous étions en guerre. Très tôt, ma mère a manifesté des signes de maladie mentale. C’est en partie pour elle que mon père a décidé que nous irions vivre avec lui en France où, disait-il, elle aurait de meilleurs soins, et c’est âgé de 7 ans que je suis partie pour la France avec ma famille.
Quant à l’intérêt pour l’écriture, il s’est manifesté dès que j’ai su écrire. Au fur et à mesure que j’avançais dans mes apprentissages, mes rédactions au primaire ont été remarqué par mes tuteurs, et, parfois, lus en classe. J’écrivais aussi de la poésie ou des chansons. Mais la vie en a décidé autrement. J’ai plus au moins abandonné pour me consacrer à un moment donné au chant que j’ai fini par abandonner aussi. J’avais toujours cette brûlure de l’envie d’écrire en moi. Lorsque j’en ai eu l’opportunité, à l’université, j’ai participé à un journal en ligne « Le Sans Papier ». J’y ai pris du plaisir et une certaine satisfaction. Évidemment, j’ai fini par graduer. J’ai toujours eu des morceaux d’écritures sur des feuilles, des carnets et toutes sortes de supports qui trainaient dans mes tiroirs. Parfois, je les rassemblaient et les lisaient a un auditoire fantôme..

Qu’est-ce qui vous a poussé à raconter votre histoire ?


La disparition de ma mère, la dépression de mon père ne nous ont jamais permis, à ma sœur et mes frères, de connaitre vraiment notre histoire. Dans ma tête, j’avais des fragments de souvenirs sans queue ni tête, des noms de lieux, des noms de personnes et des évènements, dont je ne pouvais rattacher à rien. C’était assez déstabilisant. Lorsque cela arrivait, je ressentait un malaise comme si j’avais quelque chose à me reprocher. Avec ma mère, et mon père beaucoup plus tard, j’ai bien tenté de leur faire raconter leur histoire mais sans succès et c’est au moment du décès de mon père que j’ai ressenti ce besoin de me raconter, de les raconter, enfin, de nous raconter. Les flashs que je tentais de chasser ou d’enfuir ont pris de plus en plus de place dans ma tête et j’ai, patiemment, déroulé le fil de certains évènements les plus énigmatiques et les plus douloureux. Je les ai regardés en face, décidée, coûte que coûte, à les assumer, avec tous les risques psychologiques que cela aurait pu avoir par la suite. Et de fil en aiguille, patiemment, j’ai tiré le fil d’une partie de mon enfance et c’est ce qui a donné le récit « Fragments ».

Votre livre traite de l’exil, de l’enfance et de la reconstruction. Quels ont été les moments les plus difficiles à écrire ?


Lorsque j’ai commencé à écrire, je ne savais pas ce que j’allais découvrir. Par exemple, ma petite sœur Dalila et mes deux petits frères, Farid et Djamel, morts dans des circonstances inacceptables aujourd’hui, avaient été oubliés dans l’histoire familiale. Je ne me souviens pas qu’on nous ait raconté leur histoire, qui aurait pourtant pu nous accompagner tout au long de notre vie comme une forme d’hommage. Nos deux parents n’ont pas entretenu leur mémoire. Nous n’avons pas non plus visité leurs tombes. Morts et oubliés le jour même, ils ont sombré dans l’oubli familial. Les découvrir ou redécouvrir, avec stupéfaction et malaise, a été un choc. Comment avait-on pu les oublier ?
Lorsque j’ai travaillé sur la mémoire de notre installation à Grenoble, à notre arrivée en France, je me suis dit que n’importe quelle femme, dans les conditions où se trouvait ma mère, pouvait perdre la tête. L’isolement, la langue étrangère, la perte de repères ont dû être son chemin de croix, et cela a certainement aggravé sa maladie.
Le souvenir de la stigmatisation que m’infligeaient certains de mes tuteurs reste aussi une énigme. Qu’avais-je donc fait pour mériter tant de punitions ? Je ne comprends toujours pas leur acharnement. Quelle perte de temps, quel gâchis !
L’accident de mon père a été le coup fatal porté à notre famille, un coup dont nous ne nous sommes jamais relevés. À partir de ce moment, tout a basculé, pour le pire.
Voilà, je crois, ce qui m’a le plus perturbée dans ce récit. Quel étrange phénomène, aussi bouleversant qu’éclairant, que de se découvrir une vie enfouie au plus profond de soi et de se dire : « Ah ! C’était donc ça, ce malaise, cette peur… c’était une évidence. Et c’est devenu Fragments. »

L’écriture de ce livre a-t-elle été une forme de thérapie ou un moyen de donner du sens à votre parcours ?


Écrire ces fragments de mon enfance m’a fait du bien. Je me suis réconciliée avec mon passé, et j’ai gagné une forme d’assurance, celle de quelqu’un qui sait enfin d’où elle vient. Je ne suis plus habitée par ces souvenirs fantômes qui surgissaient sans prévenir et me laissaient troublée, faute de pouvoir leur donner un sens. Surtout, la culpabilité qui m’habitait a disparu. Qu’avais-je donc fait pour mériter ce châtiment ? Pourquoi me sentais-je responsable du naufrage familial ? Je me suis découverte autant victime que les miens. Victime de la décomposition de notre structure familiale, conséquence d’un colonialisme destructeur, d’une guerre meurtrière, et des aléas de l’histoire.

Comment avez-vous fait pour retranscrire, avec justesse, les émotions et souvenirs de votre enfance ?


Je crois que j’ai toujours eu cette profondeur des sentiments humains, surtout ceux exacerbés par le malheur que nous avons partagé, dans ma communauté, avec les affres de la colonisation et par la suite celui de la guerre, et de ma famille en particulier. Je crois que cela se ressent bien dans la narration. La violence de la maladie de ma mère, l’accident de mon père ont laissé des traces indélébiles dans mon esprit et je peux revivre ces émotions comme si cela s’était seulement passé hier. J’ai si souvent accompagné ma mère à l’hôpital psychiatrique pour ses rendez-vous avec son psychiatre et j’ai vu des choses qu’une enfant ne voit pas dans un quotidien ordinaire. Cela a peut-être exacerbé, d’une certaine manière, une faculté d’observation, surtout en ce qui concerne les émotions extrêmes humaines. Une forme d’alerte émotionnelle.

Votre parcours vous a mené de l’Algérie à la France, puis au Canada. Comment ces différentes cultures ont-elles façonné votre identité ?


M’éloigner de la France m’a aidée dans ma reconstruction. J’avais besoin de cette distance, de quitter un environnement trop chargé en souvenirs, pour vivre ailleurs, dans un cadre plus neutre. Le Canada m’a offert cette possibilité. J’y ai trouvé un certain apaisement, une forme de stabilité.
L’Algérie représente mes racines, la langue, les premières années. La France, c’est l’exil, les épreuves, les pertes. Le Canada m’a permis de prendre du recul, de me réapproprier mon histoire à ma manière, sans pression.
Ces trois pays ont contribué, chacun à leur manière, à façonner la personne que je suis devenue : une femme ouverte sur le monde, bienveillante, et consciente que rien n’est jamais acquis.

Quel message espérez-vous transmettre aux lecteurs qui ont peut-être vécu des expériences similaires ?


J’espère transmettre l’espoir qu’il est possible de se reconstruire, même après les tragédies, surtout celles vécues durant l’enfance. Ne pas fuir ces épreuves, c’est refuser de céder à la fatalité d’un destin douloureux. Au contraire, les affronter permet de réduire peu à peu leur emprise, de transformer la souffrance en quelque chose que l’on apprend à maîtriser, plutôt que de la laisser définir notre existence.

Quels auteurs ou œuvres ont influencé votre façon d’écrire et de raconter votre histoire ?


Tous les livres que j’ai lus depuis mon enfance ont, d’une manière ou d’une autre, marqué mon style d’écriture. Qu’il s’agisse des grands classiques de la littérature mondiale, des bandes dessinées, des romans à l’eau de rose, ou même des journaux, chaque lecture a laissé une empreinte. Et puis, il y a les histoires orales que notre mère nous racontait le soir, à la lumière de la lampe à pétrole. Elle poussait les émotions à l’extrême, accentuait les peurs, dramatisait les moindres détails et c’est sans doute ce qui donnait à ses récits toute leur intensité. Ces moments ont laissé en moi une empreinte profonde : plus qu’un simple divertissement, c’était une première leçon de narration. Avec le recul, je crois que cette manière vive et habitée de raconter a influencé ma propre façon d’exprimer les émotions, de les rendre palpables, presque physiques.

Maintenant que cette autobiographie est publiée, avez-vous d’autres projets d’écriture à venir ?


Soixante pages qui prennent la poussière dans un tiroir. C’est, à la base, une histoire vraie qui s’est passée à Montréal. Un thriller juridico-policier.
J’aimerais aussi que « Fragments » soit traduit dans d’autres langues pour transmettre cet espoir que malgré les tragédies que l’on peut vivre, en particulier dans l’enfance, il est possible de se reconstruire.

Il faut toujours viser la lune parce que même si on ne l’atteint pas on tombe dans les étoiles. Oscar Wilde